Automne 1943, la Belgique est occupée par l’Allemagne nazie. Une poignée d’individus décide de sortir une édition satirique du célèbre journal national. Daniel Couvreur, Christian Durieux, Denis Lapière et l’éditeur Sébastien Gnaedig, nous racontent cet épisode de la Seconde Guerre mondiale dans une bande-dessinée.
Une édition qui ressemblerait à la vraie à s’y méprendre, mais qui ridiculiserait les « Boches » à chaque ligne. 50 000 exemplaires seront distribués vendus à 10 francs pièce afin de financer le Front d’Indépendance. Et le 9 novembre 1943, le grand éclat de rire parcourt la Belgique occupée. Il est entendu jusque dans les capitales alliées, Londres et Washington… Les auteurs de la bande dessinée « Le faux Soir » Christian Durieux et Daniel Couvreur étaient les invités de l’Instant M. Ils ont raconté à Sonia Devillers cette histoire incroyable.
Une idée de gag venue de Marc Aubrion dit « Yvon »
Christian Durieux : « Marc Aubrion dit « Yvon » est un jeune homme plein de vie, plein de fougue qui contacte les gens du Front de l’indépendance pour prêter ses services. Il se voit confier une tâche : travailler dans une imprimerie clandestine. Un job utile : le Front de la résistance a publié plus de deux cents journaux différents ! »
Et un soir, lui vient une idée de créer un faux Soir.
Un faux journal pour communiquer au-delà de la Résistance
Daniel Couvreur : « La différence entre un journal de résistants et le faux Soir est l’indépendance idéologique complète. Et avec une feuille de résistant, le réseau ne s’adresse qu’à ses partisans car il est difficile et dangereux, de la diffuser ailleurs. Le faux Soir s’adresse à la population dans son ensemble à travers le journal le plus important en Belgique à ce moment-là ».
La rédaction n’est plus la rédaction : elle est « embochée », tombée aux mains des Boches.
La famille exemplaire des propriétaires du journal
Daniel Couvreur : « Le coup de « génie » de la propagande allemande est de se dire qu’elle n’allait pas se substituer à un journal déjà pro-nazi (comme il en existait en Belgique avant même l’Occupation) mais qu’elle allait prendre un journal populaire de large diffusion (250 000 exemplaires par jour). Elle espérait que ses idées se diffusent plus discrètement à travers la population. »
Christian Durieux : « Les Allemands ont très rapidement mis la main sur Le Soir. Les plumes comme Fernand Demany sont partis. Ils ont refusé de travailler pour l’occupant. Les propriétaires (qui sont toujours les propriétaires actuels du journal) ont été dépossédés et sont partis en clandestinité. Mais la famille Rossel a continué de soutenir les journalistes toute la durée de la guerre. »
Le choix de la date de parution
Christian Durieux : « L’idée était de faire paraître ce faux Soir tout à fait identique au Soir allemand, le 11 novembre 1943, pour fêter les 25 ans de la défaite allemande de 1918. Mais les résistants n’ont pas pu le faire : le 11 novembre étant férié, le journal ne paraissait pas ».
Cela voulait dire que trois ans après l’envahissement de la Belgique par les Allemands, ils avaient laissé férié un jour qui marquait leur défaite de 25 ans plus tôt !
Un problème de papier
Christian Durieux : « Se pose la question du papier. En pleine pénurie liée à la guerre, on n’en trouve pas. Et on ne peut pas se servir dans les stocks du vrai Soir qui sont très contrôlés par l’occupant. On a été passionnés de voir l’organisation extraordinaire qu’a demandée cette blague.
« Mais d’abord, il faut trouver le papier et le financer car il coûte très cher. Heureusement, une dame proche de la Cour de justice de Bruxelles, qui a des relations et qui peut trouver de l’argent, aide l’organisation. Ensuite, il faut trouver un imprimeur. Celui que les résistants vont trouver a la délicatesse de ne pas vouloir mouiller ses hommes. Il travaillera donc de nuit avec d’autres personnes plutôt que ses employés. Et il refuse de gagner de l’argent. »
Rien n’a fonctionné comme prévu
Daniel Couvreur : « Il a fallu retarder la livraison du Soir aux mains des Allemands. Pour cela, les résistants ont brûlé les camionnettes de livraison. Mais tout a capoté. L’aviation anglaise devait faire diversion et faire un raid sur Bruxelles. Mais ils se sont trompés et l’ont fait 24 heures trop tard ! Les partisans devaient attaquer les camionnettes de livraison du Soir « emboché », mais ils ne sont pas venus. Donc les résistants ont dû improviser eux-mêmes une attaque avec un cocktail Molotov !
Toutes ces diversions étaient inutiles.
Cette fabrication était tellement improbable que les Allemands ne se sont doutés de rien jusqu’au bout.
Jusqu’à ce que le journal soit distribué, personne n’a rien remarqué. »
L’éclat de rire
Christian Durieux : « Les gens gloussent, rigolent, et n’en reviennent pas. Ils lisent le faux journal dans le tramway, ou dans les bistrots, et se le refilent sous le manteau. On a montré le passage de l’inquiétude de ceux qui ont fabriqué ce faux Soir et qui voient les gens s’esclaffer dans la bande dessinée ».
Finalement, ça fait rire toute la Belgique. Assez peu les Allemands, qui ont néanmoins reconnu la qualité de la blague avec cette phrase : « Ces types-là, il faudrait les fusiller, mais avec une balle en or. »
Repérés à cause d’une dentelure
Christian Durieux : « On reconnaissait les imprimeries dans lesquelles les journaux avaient pu être imprimés par la petite dentelure très discrète qui borde un journal. Les résistants, imprimeurs eux-mêmes, le savaient. Ils avaient coupé à la lame tous les bords de journaux pour que la dentelure n’apparaisse pas. Malheureusement, il est resté un ou deux numéros, sans doute des numéros d’essais. A cause d’eux, les Allemands ont remonté la filière, et arrêté tout le monde. »
Daniel Couvreur :
La fin est absolument tragique.
« L’imprimeur lui, n’a pas survécu à la torture et à la déportation. Cinq autres personnes n’ont pas survécu. Vingt et une personnes ont été arrêtées ou condamnées entre six mois et dix ans. Ils ne les ont pas faits puisque le régime nazi est tombé avant. Ceux qui ont été les plus mêlés au terrain ont payé le plus cher. »
La perfection jusqu’à la bandelette
Daniel Couvreur : « Le souci de la perfection avait été total, de la typographie aux bandelettes. Jean Place avait même fabriqué des bandelettes pour l’arrivée en kiosque. Comme le vrai Soir avait un tirage de 250 000, et que le faux tirait à 50 000, il y avait un risque que le paquet soit trop petit.
Il avait anticipé et avait fait en sorte que les faux journaux soient disposés cinq minutes avant le vrai journal. La bandelette entourait les paquets sur lesquels il était précisé qu’il y avait une panne à l’imprimerie et que le solde à livrer viendrait après 18 heures ! »
L’histoire continue
Christian Durieux : « Yvon lui, il a été torturé. Il a été handicapé toute sa vie. La seule photo qu’on connaisse de lui, il est en béquilles.
Mais lors d’une signature, la petite fille de Jean Place est venue nous voir.
Elle n’avait jamais connu son grand-père puisque sa mère à elle n’avait que deux ans à sa mort en déportation. Ce père et grand-père est resté comme une figure mythique dans la famille. Cette dame m’a apporté la seule photo qu’on ait pu connaître de lui. Et son visage ne ressemblait pas du tout à celui que je lui ai prêté dans la BD. Ce rapport entre deux fantômes m’émeut. »
Le faux Soir de Daniel Couvreur, Christian Durieux, Denis Lapière est paru chez Futuropolis